La vérité est que nous nous priorisons. Sur une photo de groupe, celui qu’on cherche à observer en premier, c’est soi-même.
Aussi, une étude menée par une compagnie téléphonique en est venu à la conclusion que le mot le plus énoncé par ses abonnés est « Je ». Il n’est pas étonnant que l’être humain, par essence, rapporte tout à lui.
Géraldine et Jean-Michel s’aiment. Tout le monde parie une éternité à cet amour qui s’ébat au grand jour. Mais un soir, Géraldine annonce à son partenaire qu’elle le quitte. La raison. Elle ne l’aime plus. Elle n’a maintenant d’yeux que pour Rodrigue, lequel de son côté file le parfait amour avec Isabelle.
Jean-Michel est dévasté. Il la supplie de ne pas s’en aller. Il crie urbi et orbi qu’il l’aime au-dessus de sa propre vie. Et à Géraldine de rétorquer :
— Si tu m’aimais réellement, tu me laisserais m’en aller.
Ce bout de récit crie une évidence. L’amour –éros, bien sûr– est l’art de s’aimer soi-même passionnément. L’amour éros porte en lui la plus grande violence de la condition humaine.
Jean-Michel n’a, dans un sens strict, rien à cure des désirs de son épouse. Il défend ses propres intérêts. En ce moment précis, le bonheur de Géraldine lui importe peu, révélant des penchants secrets. Ce qu’il poursuit, c’est son propre bonheur.
C’est une imposture d’une autre âme, une menterie d’un autre âge, que de murmurer au for d’une fièvre émotive « je l’aime plus que ma vie ». C’est l’une des plus vieilles arnaques de l’univers, la plus amarrée à la conscience collective, et moult personnes y croient, au point d’en faire une infinie rengaine –peut-être, me donnerait-on, pour se jouer de mes propos, l’exemple de ces personnes qui trahies se sont vendues au suicide. Erreur. L’Amour est vie. C’est la haine mêlée au dégoût qui porte au suicide. L’illusion –souvent inconsciente– de faire mal à l’autre, de croire que l’autre portera une peine éternelle par-devers leur tombeau. Une manière inconsciente de châtier la trahison d’un amour déçu à l’aulne de la mort. La réalité est qu’ils ont assez vécu pour savoir que tous ceux qui, pour ce seul fait, s’arrachent la vie, assistent dans l’au-delà, après des jours de grisailles légitimes, à une reprise du cours des activités. On ne gardera que le souvenir d’un Être qui s’en est allé au prisme d’un meurtre. Le sien.
Cela dit, la vérité est que nous cherchons notre propre félicité en allant vers l’autre. L’amour éros est d’un narcissisme naïf. Un égoïsme à nul autre pareil. Nous aimons l’autre pour notre plaisir consubstantiel, pour la plénitude qu’il nous apporte, pour notre seul plaisir.
Nous fulminons, pour ce seul fait, d’un feu dévorant, nous couinons à nous en péter les glandes lacrymales, nous haïssons l’Être aimé, quand il nous annonce sa lassitude de nous, l’agonie de notre relation. Quand il émet, sans vergogne, sa soif d’aller butiner ailleurs. Ou juste nous quitter.
Une tante me disait combien son époux qu’elle décidât de quitter a menacé de la rendre percluse, l’envoûter. Cet homme qui, d’ailleurs, mentit qu’il est un menuisier aux lueurs de leur rencontre, alors qu’il est un herboriste, et qui tenta d’assassiner son épouse quand elle découvrit son mensonge lui criait pourtant qu’il l’aimait.
La vérité est que nous nous priorisons. Nous nous adulons au travers du regard de l’autre. Nous nous chérissons à travers ses lèvres les plus capiteuses, les plus pulpeuses, ses caresses les plus folles. Et il nous est difficile de l’admettre.
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Il me revient cette violente scène. Toute irritée, une jeune dame venait de démarrer sa voiture comme pour s’en aller ; son conjoint sort de la sienne, comme tiré d’affaire.
Elle revint sur ses pas pour écraser ses genoux contre sa voiture, avant de s’en aller. Cris de douleurs perçants.
La raison. Elle venait de le voir avec une autre femme. L’horrible vidéo fera le tour des réseaux sociaux.
L’aimait-elle ? Oui. Mais d’un amour animal.
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Chacun doit être à même de définir la forme d’amour qui l’habite pour l’autre : on parle d’amour, et pourtant on trahit. On parle d’amour, et pourtant on ment. On parle d’amour, et pourtant on violente.
Je me souviens de cette femme qui simula une grossesse afin d’épouser un frère.
Pourtant, elle est drépanocytaire tout comme lui. Elle n’en a rien à cure de la souffrance que cette maladie causera à leurs descendants, dans la plus forte probabilité des cas, si elle en vient à tomber réellement enceinte.
Il y a aussi cette femme qui vola, dans l’un des plus grands hôpitaux du pays, un nouveau-né pour faire croire à son « ami » à l’étranger qu’elle venait d’accoucher de leur enfant. En effet, pendant neuf mois, elle fit croire à cet homme qui avait eu des relations sexuelles avec elle, qu’elle attendait son enfant.
Voilà le narcissisme de l’amour.
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Il y a aussi de ces amours feu-de-pailles qui ne sont que le fruit d’une passion insensée, une attirance sans lendemain.
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L’Amour d’une mère pour son nourrisson agité et turbulent, lequel lui cause des nuits de sommeil et parfois des maigreurs est l’exemple le plus proche de l’Amour divin. Elle n’attend rien en retour si ce n’est ce sourire volatile, parfois insistant et narquois. Malgré les difficultés (si tant est qu’on puisse l’appeler ainsi), elle y prend plaisir.
Son seul problème est qu’il ne se cristallise que sur son nourrisson, et pas sur celui du voisin. Il n’a d’yeux que pour son fils sur le terrain de football. Pour sa fille au milieu de la chorégraphie.
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Si l’autre était la prunelle de nos yeux. Si son bonheur était la chose qui comptait pour nous, on l’aiderait à conquérir notre prétendu rival. Chose que, à raison, nous sommes fichus de renier.
C’est d’une grisante ironie de croire, dans notre dimension humaine, que nous convolons en justes noces pour le bonheur de l’Être aimé. C’est d’une logique indéniable que nous nous lassons de l’autre, quand nous n’en tirons aucun plaisir.
Au lieu de s’enticher à des plaisirs que nous savons éphémères, voilà une raison de plus pour réfléchir à deux fois, avant d’élire l’individu de notre vie, celui au travers duquel nous ferons notre bonheur. Car il faut que l’autre aussi soit décidé à construire son bonheur à travers nous. C’est là tout le secret d’un amour authentique et durable. S’aimer au possible, pour que notre joie déteigne sur l’autre, pour transmettre à l’autre le plaisir unique qu’est celui d’aimer.
Personne ne pourra ravir votre joie, ni un homme, ni une femme, ni aucune autre chose, car nous sommes morts et notre vie est cachée en Jésus. (Colossien 3:3)
Le vrai amour, c’est d’être enchanté à travers le regard de l’autre. Et vous serez certains, à n’en point douter, qu’aucune misère ne s’amènera quand chacun, dans cette dyade amoureuse, entretiendra ce narcissisme naïf.
Je fuirai mille femmes qui sont incapables de sourire à un enfant, et qui disent m’aimer. Le don de soi n’est que l’apanage exclusif de l’Amour Agapao. Il n’y a que l’Amour Agapao qui peut être oblatif, pour peu qu’on s’en donne les moyens.
A mon sens, l’amour éros est exclusivement et sans autre mesure égoïste et narcissique. Voilà la raison pour laquelle un Être qui ne sait pas aimer d’amitié est un piètre amant.
Joseph Joubert ne disait-il pas dans ses Pensées qu’il ne faut choisir pour épouse que la femme qu’on choisirait pour ami, si elle était homme ?
Ses propos ne pouvaient pas être davantage véritables. Et cela est valable aussi bien pour l’homme que la femme.
Au reste, on ne quémande pas l’amour. Demander ou exiger que la personne qu’on aime nous aime est d’un terrible égoïsme doublé d’autoritarisme affectif. Ce n’est même pas de l’Amour. C’est la haine de l’autre.
Il me vient le visage de ce jeune homme qui s’époumonait à courtiser une personne qui m’est proche. Quand il n’obtint pas ce qu’il voulait, il commença par quémander son amour, à la limite du harcèlement. Quand il n’eut pas gain de cause, vinrent les intimidations contre sa personne, allant jusqu’aux menaces de faire usage de pouvoir mystique, de sortilège, pour la contraindre à l’aimer.
Voilà pourquoi de notre temps les morts reçoivent plus d’amour que les vivants, car ils sont les reflets absolus de l’âme de l’humanité actuelle.